Dividendes : quel impact en cas de divorce ?
Seul l’époux associé commun en biens a pouvoir pour percevoir les dividendes de la société dont il est associé
L’arrêt commenté, rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 5 novembre 2014, est à verser dans la longue liste des décisions balisant les rapports entre droit des sociétés et régime de communauté. Ce qui était en cause, cette fois, c’était les pouvoirs requis pour percevoir les dividendes d’une société dont les deux époux étaient associés. Cependant, leur participation respective au capital social était loin d’être égalitaire, puisque l’épouse disposait de 9 800 parts sociales, là où son mari ne disposait que de 200 parts. Lorsque la collectivité des associés décida de voter une distribution de dividendes, se posa la question de savoir à qui les sommes devaient être versées, étant observé que les participations inégalitaires précitées impliquaient que l’épouse devait recevoir beaucoup plus que son mari. Cette nuance semble avoir quelque peu échappé à la société, qui s’acquitta de son obligation de paiement entre les mains du mari, peu important que les sommes payées dussent en principe revenir, pour la majeure part, à l’épouse.
Il n’est donc guère surprenant que cette dernière protestât, et finit par assigner la société aux fins de paiement. Accueillie en première instance, sa demande fut cependant rejetée par la cour d’appel (CA Paris, Pôle 5, 9ème ch., 5 septembre 2013, n° 13/08324 N° Lexbase : A4962KKY), qui, infirmant la décision des premiers juges sur ce point, décida que le mari était réputé, en vertu des articles 1421 (N° Lexbase : L1550ABZ) et 1401 (N° Lexbase : L1532ABD) du Code civil, avoir perçu les dividendes pour le compte de la communauté. Sur pourvoi de l’épouse, l’arrêt d’appel est finalement censuré. Au visa de l’article 1832-2 du Code civil (N° Lexbase : L2003ABS), la Cour de cassation décide que “l’associé a seul qualité pour percevoir les dividendes“, et que la cour d’appel, en ne recherchant pas “si l’épouse avait donné son accord pour ces dividendes soient versés entre les mains de son conjoint” a privé sa décision de base légale.
De toute évidence, la solution passe par une combinaison des règles gouvernant le paiement avec celles régissant les rapports entre droit des sociétés et droit des régimes matrimoniaux.
Pour ce qui est du paiement, l’alinéa premier de l’article 1239 du Code civil (N° Lexbase : L1352ABP) dispose que “le payement doit être fait au créancier, ou à quelqu’un ayant pouvoir de lui, ou qui soit autorisé par justice ou par la loi à recevoir pour lui“, tandis que l’alinéa deux du texte précise que “le payement fait à celui qui n’aurait pas pouvoir de recevoir pour le créancier, est valable, si celui-ci le ratifie, ou s’il en a profité“. Par conséquent, la première question à se poser, qui est essentielle, est celle de savoir qui est titulaire de la créance de paiement des dividendes contre la société. On sait que c’est une question qui a été fort débattue en cas de cession de parts sociales antérieure à la décision collective de distribution des dividendes, et que la réponse varie considérablement selon que l’on considère les dividendes comme des fruits civils ou non (sur la discussion, v. B. Dondero, Droit des sociétés, 3ème éd., Dalloz, 2013, n° 232 et s.). Or, la Cour de cassation, dans le dernier état de sa jurisprudence décide que les dividendes constituent une sorte d’accessoire des droits sociaux, et qu’ils sont donc dus au titulaire du capital social, proportionnellement à sa participation dans celui-ci (v., not., Cass. com., 18 décembre 2012, n° 11-27.745, F-P+B N° Lexbase : A1657IZE). C’est donc l’associé en titre au jour de la décision d’assemblée qui est créancier. De sorte qu’en application de l’article 1239 du Code civil (N° Lexbase : L1352ABP), la société ne peut valablement exécuter son obligation de paiement qu’entre les mains de l’associé pour la part et portion de dividendes devant revenir à ce dernier. Lorsque tel n’est pas le cas, comme en l’espèce, parce que le paiement a été effectué entre les mains de son conjoint commun en biens, lui-même associé mais au titre d’une participation bien moindre, le paiement est-il valable ? De toute évidence, au plan des principes, la réponse ne peut être que négative puisque le paiement n’a pas été effectué entre les mains du créancier. Toutefois, l’article 1239 réserve le cas où la loi elle-même admet un paiement entre les mains d’un tiers. Est-ce que la présence d’une communauté conjugale pourrait caractériser une telle exception ? En l’espèce, la cour d’appel l’a manifestement pensé visant au passage les articles 1421 et 1401 du Code civil. Il y a pourtant de quoi être surpris et ceci pour au moins deux raisons.
D’une part, nul ne voit clairement la pertinence d’un tel visa, qui mélange définition des acquêts et pouvoirs concurrents sur les biens communs. Or, ce qui était en cause, c’était la perception de biens communs en qualité de créancier, non leur administration ou leur disposition. L’article 1421 n’était donc pas un texte pertinent.
D’autre part, et plus essentiellement, on sait depuis l’arrêt “Gelada” que la Cour de cassation distingue nettement la valeur des parts sociales (qui entre en communauté) de la qualité d’associé, laquelle n’est pas affectée par la communauté et laisse donc l’époux associé exercer seul toutes les prérogatives “politiques” attachées à cette qualité au sein de la société en cause (v., Cass. civ. 1, 9 juillet 1991, n° 90-12.503 N° Lexbase : A5108AHN, Bull. civ. I, n° 232 ; encore récemment, v. Cass. civ. 1, 4 juillet 2012, n° 11-13.384, FS-P+B+I N° Lexbase : A4893IQB, Bull. civ. I, n° 155 ; D., 2012, 2493, note V. Barabé-Bouchard ; AJ fam., 2012, 508, obs. P. Hilt ; RLDC, 2012 /98, obs. B. Dondero). C’est en vertu de ce principe qu’un arrêt récent a décidé que, pendant l’indivision post-communautaire, l’époux associé peut céder ses parts sociales sans en référer à son conjoint (Cass. civ. 1, 22 octobre 2014, n° 12-29.265, FS-P +B+I N° Lexbase : A8070MYK, AJ fam., 2014, 601, nos obs. ; cet arrêt précise, toutefois, que la valeur à retenir lors du partage est celle des titres au jour du partage, nonobstant leur cession, la cession n’ayant pas été décidée par les deux indivisaires). De sorte que le titulaire de la créance de paiement des dividendes ne peut être que le conjoint associé, précisément parce que ce droit découle de sa qualité d’associé, laquelle est étrangère à la communauté.
Par conséquent, la présence d’une communauté ne pouvait certainement pas passer pour un cas où la loi elle-même déclare valable un paiement effectué à un tiers, et non au créancier lui-même. L’erreur de la cour d’appel était ici manifeste et la correction opérée par la Cour de cassation est parfaitement cohérente au regard de sa jurisprudence passée en matière de droit des sociétés en régime de communauté. Le visa de l’article 1832-2 du Code civil ne laisse d’ailleurs pas de place au doute : c’est bien la qualité d’associé qui fonde la décision, avec toutes les conséquences qui en découlent et qui viennent d’être évoquées.
On remarquera en outre que la censure est prononcée pour défaut de base légale, plutôt que pour violation de la loi (ce qui aurait été pourtant concevable). Ce choix se justifie certainement par les dispositions de l’alinéa 2 de l’article 1239, qui prévoient une possibilité de ratification par le créancier du paiement. Dès lors que le paiement n’était pas effectué entre les mains du créancier, il convenait de s’assurer que ce dernier n’avait pas ratifié, d’une façon ou d une autre, le paiement litigieux. La Cour de cassation le dit expressément, puisqu’elle reproche à la cour d’appel de n’avoir pas recherché si l’épouse n’avait pas donné son accord pour que les dividendes soient payés par la société entre les mains de son mari. On comprend donc que c’est l’ensemble des règles gouvernant le paiement, en ce compris l’incidence d’une éventuelle ratification, qui doit être appliqué, et que la Cour de cassation n’est pas hostile à sauver des paiements effectués à tort. Encore faut-il que toutes les recherches soient faites pour lui permettre d’exercer son contrôle.
La présente décision mérite donc une pleine et entière approbation, et elle paraît en outre de bonne politique en cas de divorce, puisqu’elle évite de justifier des paiements qui pourraient être très difficiles à récupérer auprès du conjoint accipiens, précisément parce qu’ils seraient valables en droit civil, laissant le conjoint associé bien seul pour en obtenir la restitution. Au contraire, déclarer de tels paiements sans fondement au plan civil offre une protection très forte au conjoint associé, puisque la société devra être prudente et bien vérifier qu’elle paie ce qu’elle doit au conjoint associé, au risque sinon de devoir payer deux fois… Autrement dit, l’action en paiement de l’indu pèse ici sur la société, non sur le conjoint associé, lequel pourra exiger un nouveau paiement de son débiteur et laisser ce dernier se dépêtrer des complexités d’une action en répétition qui sera d’autant plus longue que le divorce et la liquidation seront en cours. Raison de plus pour approuver la présente décision…
Cass. civ. 1, 5 novembre 2014, n° 13-25.820,
N° LXB : N4981BUZ
Lexbase : > Hebdo édition privée > 2014 > Edition n°594 du 11/12/2014
par Jérôme Casey, Avocat au barreau de Paris, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux